Laisser un poisson sur trois aux oiseaux marins
On le sait, l'Homme est un loup pour l'Homme. Mais qui sait qu'il peut aussi être un loup pour... les oiseaux marins! Ces derniers dépendent des poissons pour vivre et se reproduire, or, la concurrence des pêcheries humaines pourrait mettre leur survie en péril. C'est assez logique: plus on pêche de poissons, moins on en laisse aux autres espèces.
C'est le sujet d'une étude publiée dans l'hebdomadaire scientifique Science. Les chercheurs de l'Institut de recherche et de développement (IRD) et de l'Ifremer ont étudié la relation proie-prédateurs de plusieurs grands écosystèmes marins mondiaux: le Golfe de l'Alaska, la mer du Nord, la mer de Norvège, la Nouvelle-Zélande, le courant Benguela au large de l'Afrique du sud, la mer de Scotia et le courant de Californie. Ils collecté des données sur le poisson-fourrage (anchois, sardines, harengs, juvéniles côtiers, krill, ...) et sur certains de leurs prédateurs, les oiseaux marins. Au total, ils ont travaillé sur 14 espèces d'oiseaux, dont les manchots du Cap, les macareux ou le goélands à bec rouge. Ils ont collecté des données sur un total cumulé de 438 années d'observation et exploré le rapport entre l'abondance de poissons, d'un côté, et, de l'autre, la survie des oisillons.
«En 2004, je me suis intéressé aux interactions entre les manchots du Cap et les stocks de sardines et d'anchois au large de l'Afrique du sud. Je me suis dit qu'il fallait élargir cette étude» raconte Philippe Cury, un des auteurs de l'étude, chercheur à l'Institut de recherche et développement à Sète. Cette étude répond à une question simple à laquelle il est d'ordinaire difficile de répondre: combien de poissons doit-on laisser dans les océans pour les autres espèces, et notamment les oiseaux marins? Quelle que soit l'abondance de poissons, il existe un seuil à partir duquel les espèces d'oiseaux se reproduisent bien. «Lorsqu'il y a, dans les océans, un tiers de la biomasse de poisson-fourrage, alors les oisillons ont de bonnes chances de survie», précise Cury. «Ce seuil est stable, ce qui signifie que s'il y avait encore plus de poissons, les oiseaux ne se reproduiraient pas plus. A l'inverse, en-dessous de ce seuil, les oisillons souffrent de malnutrition. Et les couples ont du mal à se reproduire.»
Les oiseaux marins prélèvent 80 millions de tonnes de poissons par an, «à peu près autant que la pêche», explique Cury. Sur ces 80 millions de tonnes pêchés chaque année, 37% concernent le poisson-fourrage, mets favori des oiseaux marins. «La pêche peut prélever une partie de la biomasse de poissons dans la mer, mais il ne faut pas que les effets de la pêche affectent plus des deux tiers du stock global de poissons, afin que les prédateurs comme les oiseaux marins optimisent leurs chances de reproduction.»
Dans les années 60, au large de la Namibie frayait un stock de plus de 10 millions de tonnes de sardines. Les pêcheries ont épuisé le stock dès le milieu des années 70. Il reste désormais des gobis et 12 millions de tonnes de méduses. Les gobis ne sont pas des poissons gras. Or, les oiseaux ont besoin de protéines et de lipides. En conséquence, les populations d'oiseaux marins se sont effondrées. «Quelques colonies se sont déplacées, explique Philippe Cury, mais on a surtout constaté des mortalités massives de manchots du Cap dues à l'absence de nourriture.» Même destin tragique pour les macareux de Norvège qui se sont vus privés de harengs dans la mer de Norvège.
Ce type d'études, basé sur la relation prédateur-proie, permettrait de mieux appréhender la «bonne santé» d'un écosystème. Tous prédateurs confondus (autres poissons, mammifères marins, ...), il faudrait laisser au moins 40% du stock total de poissons dans les océans.