Les poissons pleurent-ils ?
[ 26/02/10 ]
La Commission européenne a besoin de l'éclairage des scientifiques sur le bien-être des truites et saumons pour élaborer ses prochaines réglementations concernant l'aquaculture. Elle vient de lancer un vaste appel à projets.
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Croissance. Ils ne gémissent pas, ils ne se tortillent pas sous la douleur. On en saura pourtant bientôt plus sur le bonheur des poissons que sur celui des vaches. Sous la pression des lobbies écologiques nordiques, la Commission européenne vient en effet de lancer un appel à projets doté de 5 millions d'euros afin de comprendre « les mécanismes de base impliqués dans la stratégie d'adaptation des poissons pour améliorer leur bien-être ».
« Voilà bien un véritable casse-tête pour la recherche », souffle Patrick Prunet, de l'Inra. Dans son laboratoire Scribe (Station commune de recherche en ichtyophysiologie, biodiversité et environnement), basé à Rennes, 4 de ses 20 chercheurs travaillent déjà sur l'affaire depuis plusieurs années. Leur objectif est plus mercantile qu'éthique : ils veulent déterminer quels paramètres peuvent influencer les performances de la croissance des poissons. Or, en la matière, les possibilités de manoeuvre de l'aquaculture sont considérables : qualité et température de l'eau, taux d'oxygène, salinité, densité, alimentation, nettoyage des bassins… « Le poisson est un être extrêmement sensible à son environnement et les éleveurs ont vite fait de déglinguer tout l'équilibre de leur ferme en touchant imprudemment à l'une des variables », résume Patrick Prunet.
Sensible oui, mais à quel point ? S'ils répondent à cette simple question, les chercheurs pensent mettre la main sur le Graal de la toute jeune filière aquacole : bâtir des conditions d'exploitation durables, économiquement viables et socialement acceptables dans un contexte de raréfaction de la ressource naturelle. L'enjeu est loin d'être symbolique : l'élevage aquacole représente déjà plus du tiers de la production mondiale de poissons.
Pour la Commission européenne, il y a donc urgence à prendre une position réglementaire. Il y a deux ans, elle a déjà commandé à un parterre d'une cinquantaine de chercheurs une synthèse des connaissances acquises sur chacun des six poissons les plus consommés en Europe : truite, bar, daurade, anguille, carpe et saumon. « Ce document est une bataille d'experts, décrit Patrick Prunet. On ne peut en tirer que deux enseignements : la douleur n'est pas systématiquement associée au mal-être chez le poisson, et leur réaction à l'environnement diffère considérablement d'une espèce à l'autre. »
Certains détails sont surprenants. En utilisant des techniques de psychologie expérimentale, les chercheurs ont par exemple montré que différents types d'informations, comme le ressenti d'un stimulus nocif, sont intégrés au niveau de différentes parties du cerveau du poisson, ce qui permet à l'animal d'exprimer des réponses d'évitement adaptées. Chez la truite, deux types de récepteurs ont ainsi été identifiés au niveau du nerf trigéminal, qui transmet l'information de la douleur. « Ces données suggèrent clairement que les poissons sont dotés d'un système sensitif complexe, périphérique et central, qui nous permet de penser qu'ils sont capables de ressentir la souffrance », avance Patrick Prunet.
Les travaux qui vont être engagés diront plus précisément quelles interactions existent entre les aspects physiologiques et cognitifs, et comment le cerveau adapte et régule les comportements en captivité. On sait par exemple que le stress aigu permet au poisson d'accroître ses capacités de mobilisation de l'énergie pour fuir. Mais quand l'animal est exposé à un stress chronique et répété, comme cela peut être le cas en captivité, les réponses développées peuvent être mal adaptées et provoquer des pathologies. D'où l'intérêt d'analyser l'activité des neurorécepteurs pour comprendre, avec des techniques d'investigation comme l'imagerie fonctionnelle ou l'analyse de l'expression des gènes, comment l'animal traduit dans sa chair les conditions d'enfermement. Au coeur du sujet, la définition réglementaire de la densité optimale d'un élevage, et donc la productivité de la profession. Les lobbies de tous bords n'ont pas fini de travailler sur le sujet.